Le Seigneur me donna ainsi à moi, frère François, de commencer à faire pénitence :comme j’étais dans les péchés, il me semblait extrêmement amer de voir des lépreux.Et le Seigneur lui-même me conduisit parmi eux et je leur fis miséricorde.Et en m’en allant de chez eux,ce qui me semblait amer fut changé pour moi en douceur de l’âme et du corps ;et après cela, je ne restai que peu de temps et je sortis du siècle.
Il s’en souvient encore, au soir de sa courte vie, avec une certaine nostalgie
et l’inscrit en prologue de son Testament.
Il n’y est pas allé poussé par de la commisération, ni par charité, ni par désir du martyre.
Il était encore loin de tout cela. Il en était au début de sa conversion.
Il n’y est pas allé de lui-même.
Il fut conduit parmi les lépreux par le Seigneur lui-même.
On peut relire cet épisode de la vie de François
comme le porche d’entrée dans la vie spirituelle franciscaine.
L’hôpital San Lazzaro del Arte, situé dans la plaine d’Assise, fut d’ailleurs,
du vivant de François, fréquenté par les premiers novices.
Et ce n’est pas pour rien que nous intitulons, chez les Capucins,
la période qui suit immédiatement le noviciat celle du « baiser au lépreux ».
C’est une étape essentielle dans l’initiation à notre vie. Pourquoi ?
Que s’est-il passé ? Qu’est-ce que le Seigneur a révélé à François qui a retourné sa vie ?
Qu’est-ce qu’il nous dit aujourd’hui ?
Nettoyer leurs plaies sans cesse purulentes,
détacher de leurs pauvres corps des lambeaux de chair morte,
aider ces êtres défigurés et puant la charogne
aux gestes quotidiens devenus difficiles
parce qu’il leur manquait une partie ou la totalité d’un membre.
S’exposer soi-même à la maladie, au risque de l’attraper,
se mouvoir dans un monde à part où personne ne s’aventurait volontiers
à moins d’une extrême charité, ou par désir du martyre.
Voilà ce que François s’est appliqué à faire pendant quelques mois (deux ans ?)
au début de sa conversion, conduit par le Seigneur lui-même.
Et l’on voit bien qu’il ne s’agissait pas d’une promenade de santé !
Pour moi, il y a découvert trois points essentiels pour ce qu’il avait à vivre,
pour son chemin de sainteté.
L’amorce de la vie spirituelle franciscaine
En nettoyant les plaies des lépreux, François nettoyait son propre cœur.
Il perdait petit à petit ce vernis de jeune bourgeois parvenu
qui faisait son charme certes, auprès de la société d’Assise,
mais qui l’emprisonnait dans un personnage.
Il leur « faisait miséricorde », il mettait son cœur à l’unisson du leur,
c’est-à-dire qu’il touchait le fond avec eux.
Au diapason de leur douleur physique, de leur misère corporelle et mentale,
il accordait spirituellement son cœur.
Une vraie descente aux enfers !
Et il n’est pas beau, ce fond-là de l’âme humaine.
La découverte de sa propre résistance à la grâce (l’épisode du lépreux récalcitrant)
/ la découverte de la patience et de la délicatesse de Dieu cherchant l’homme
En descendant en lui-même, grâce à eux et conduit par le Seigneur lui-même,
il découvre sa propre résistance à la grâce : c’est dur de se laisser sauver !
Il lui faut accepter qu’un autre lui donne la vie.
Cette dépendance radicale, les lépreux la connaissent bien.
Vous avez pu observer vous-mêmes comment elle peut affecter le moral
et le comportement des malades, des handicapés, des vieillards :
c’est dur de se laisser soigner.
Dans ces circonstances, c’est une infinie patience, une infinie délicatesse
qui viennent à bout de la résistance.
Une forme d’autorité très spéciale que l’on peut contempler dans l’Évangile
lorsque Jésus rencontre des possédés et les délivre.
Et cette patience, cette délicatesse, cette douce et ferme autorité sont des images de la façon dont Dieu s’approche de nous.
C’est peut-être la première chose qu’il a découverte.
Le polissage du miroir intérieur et la conversion des sens :
un nouveau regard sur la création
Ainsi, par la fréquentation des lépreux, François polissait aussi son miroir intérieur,
comme dit Saint Bonaventure,
pour devenir capable de voir le monde autrement.
Ce qu’il exprime avec les mots classiques de la spiritualité de son temps
c’est un passage qui concerne le goût : le passage de l’amer au doux, pour l’âme et le corps.
Ce n’est pas pour rien que cette expérience touche son corps :
non seulement François n’est pas un intellectuel,
mais surtout il n’est pas d’expérience spirituelle qui ne transforme le corps -et l’âme,
qui ne rénove les sens extérieurs et intérieurs.
Ainsi François fut libéré du regard d’emprise et de calcul, hérité du marchand,
il devint capable d’entendre le chant de la création,
il ne cherchait plus à séduire, il n’avait plus rien à perdre, il n’avait plus peur de quiconque,
de toucher le lépreux, de serrer la main du brigand, de recevoir l’accolade du sultan d’Égypte,
il goûtait la moindre aumône en nourriture comme un festin de roi.
Et surtout, il fut rendu capable de reconnaître en toute chose et en tout être,
en particulier des plus humbles,
l’empreinte de son Créateur, et la présence symbolique, discrète mais vivifiante, du Christ.
C’est peut-être la deuxième révélation qu’il reçut chez les lépreux.
La découverte du Christ pauvre et nu, défiguré et sans attrait et l’union avec Lui
Isaïe 53 « Nous l’avons considéré comme un lépreux, frappé de Dieu et humilié... »
Nous touchons là le cœur de l’expérience spirituelle de François
qui aboutira, vingt ans plus tard, à la stigmatisation.
Au pied des lépreux, François apprend à reconnaître le Christ en croix,
le serviteur souffrant, défiguré, frappé et humilié.
Cette union intime avec le crucifié allait lui donner la force de vaincre toutes les illusions
qui jalonnent le chemin spirituel :
le pouvoir et la gloire : il devra abandonner sa fondation à d’autres mains
la maîtrise de sa vie : il n’obtiendra pas le martyr qu’il souhaitait
la maîtrise sur Dieu lui-même : il aura des moments de doute, d’angoisse, de crise
Je crois que tout chemin spirituel authentique est marqué par la rencontre de la souffrance.
F. Pascal Aude