La non-violence, fondement d’une éthique universelle


frère Santa

Le frère Santa Lopes est un capucin de la province du Karnataca (Inde). Il est à Lyon depuis trois ans pour suivre des études de philosophie. Au mois de juin 2009, il a soutenu un master sur la non-violence comme fondement d’une éthique universelle. Il entend partir de la tradition indienne mise en valeur entre autres par Gandhi, tout en interrogeant les philosophies occidentales.






La non-violence n’a pratiquement aucune place dans nos sociétés, car c’est plutôt la violence qui domine. Nos sociétés sont régies par ce qu’on peut appeler « l’idéologie de la violence », nécessaire, légitime et honorable. La violence est considérée comme la vertu de l’homme courageux qui surmonte la peur pour risquer sa vie à la guerre, pour défendre la liberté et la justice. Pourtant certains ont présenté l’idée de non-violence en refusant la violence qui domine l’histoire de l’humanité. Cette notion est plus que jamais au centre de nos débats actuels. Elle est caractérisée par le courage, l’amour de la liberté et la maîtrise de soi. La non-violence est à l’opposé d’une attitude statique. Elle peut accélérer la dynamique sociale, favoriser la justice et la démocratie. Les sociétés contemporaines ont grand besoin de ce dynamisme-là pour se libérer de l’emprise de toutes les formes de violence – politique, économique, culturelle et sexuelle – qui privent les hommes et les femmes de leur droit à la parole, voire à la vie. Pour mieux comprendre les enjeux éthiques et politiques de la non-violence, il faut analyser la force de cette attitude.

La non-violence, est le mot qui traduit deux termes du vocabulaire de Gandhi. L’ahimsa est abstention de toute violence et le satyagraha est une méthode d’action spécifique permettant de résister sans violence à la violence. Pour définir la non-violence, Gandhi énonce d’abord cette proposition toute négative « la non-violence parfaite est l’absence totale de malveillance à l’encontre de tout ce qui vit ». Pour Gandhi la non-violence est synonyme de "non-nuisance". Ce n’est qu’ensuite qu’il affirme sous sa forme active : « la non-violence s’exprime par la bienveillance à l’égard de tout ce qui vit ». Ainsi l’exigence première de la non-violence est négative, elle demande à l’homme de renoncer à toute malveillance à l’encontre des autres. Avant même d’accueillir tous les vivants avec bonté, la non-violence suppose une sorte de résistance. La non-violence n’est pas qu’une attitude passive ou résignée mais « une doctrine visant à fonder sur une critique radicale de la violence, la volonté de chercher et de mettre en œuvre des moyens de lutte politique et sociale compatibles avec cette critique ».

Mais le problème se pose ainsi : est-t-il possible d’appliquer cette philosophie aujourd’hui où le monde est marqué par la globalisation tout autant que par les rapports de force, surtout dans cet univers où la plupart des hommes croit en la nécessité de la violence, et en sa fécondité. D’où la question : existe-t-il une violence légitime, ou bien peut-on prôner l’attitude de non-violence comme chemin de vérité et de justice entre les hommes ? Pour préciser ces questions on peut évoquer quelques points de vue de philosophes occidentaux qui ont réfléchi eux aussi à ces problèmes. Déjà, pour Héraclite d’Éphèse, le conflit est habituel et commun, la discorde est le droit, et toutes choses naissent et meurent selon discorde et nécessité. Bien plus tard, F. Hegel affirme que l’histoire procède de la violence, sous la forme notamment de la lutte des consciences en vue de la reconnaissance de chacune. En même temps, comment comprendre que tant de penseurs aient pu faire ainsi une sorte d’apologie de la violence ? Si l’on s’en tient au cas exemplaire de F. Nietzsche, il est possible de montrer que ce qu’il défend ardemment est moins la violence proprement dite que la lutte, le conflit, le combat. Ainsi Jean-Marie Muller un philosophe contemporain constate qu’on doit apprendre à vivre avec le conflit car la fonction du conflit c’est de créer les conditions du dialogue et en même temps une épreuve de force, mais cette force peut-être non-violente.

Pour donner un exemple concret aujourd’hui, nous pouvons évoquer le « cercle de silence ». Le cercle de silence est l’action collective de citoyens qui refusent le traitement inhumain que la République réserve aux migrants en situation irrégulière du fait de dispositions législatives, nationales ou européennes contraires aux droits fondamentaux de la personne humaine. Les Franciscains de Toulouse ont mis en œuvre les cercles de silence. Il s’agit d’un moyen de lutte en faveur des droits de la personne humaine. Ce moyen consiste à se rassembler un soir par mois sur la place d’une grande ville, et à se tenir en cercle, en silence, pendant une heure. Les passants sont alors conduits à s’interroger et ils peuvent dialoguer avec d’autres non-violents qui se tiennent aussi sur la place, en dehors du cercle, prêts à expliquer la démarche et à faire prendre conscience de la violence réelle que subissent les migrants et les clandestins. Ainsi, ces « manifestations silencieuses » sont une réponse non-violente proposant un dialogue et une prise de conscience. Si de plus en plus de « cercles de silence » se répandent en France, ils pourraient, par l’interrogation qu’ils suscitent, constituer une « force ».

Dans ce cas, l’action non-violente est toujours le résultat d’un travail de l’imagination de la part de ceux qui sont opprimés ou de ceux qui luttent contre les injustices. Les rapports de force impliquent une prise de conscience réelle des situations dans lesquelles se débattent les plus faibles ; pour que ces rapports de force soient à la fois efficaces et non-violents, il faut que les « petits », les dominés qui subissent l’injustice soient capables de connaître l’adversaire au point de trouver ce qui peut le faire « bouger », ce qui peut vraiment l’affecter, comme une parole de feu, qui viendrait brûler le cœur des « dominants » et leur ferait éprouver dans tout leur être combien ils sont dans une fausse attitude qui est pour eux mortifère ; seul un langage qui renouvelle la vie en touchant le centre même de la personne est capable de déplacer les montagnes de l’oppression et de l’injustice. Cela implique une volonté de changement profond de la part de tous ceux qui sont en conflit afin de trouver les gestes les plus « parlants » au sens où ils interrogent et conduisent à une remise en question. Il s’agit de trouver une parole ou un langage qui soit capable de révéler les intentions de l’adversaire au point de le contraindre à prendre conscience de son injustice. On pourrait évoquer ici le texte de l’Épitre aux Hébreux dans lequel il est écrit : « vivante est le parole de Dieu, efficace et plus incisive qu’aucun glaive à deux tranchants, elle pénètre jusqu’au point de division de l’âme et de l’esprit, des articulations et des moelles, elle peut juger les sentiments et les pensées du cœur ». (4,12.)

Ainsi la non-violence nous apparait-elle, tout d’abord comme une méthode, un chemin de progression vers une humanité capable de relations fraternelles et pacifiés. Elle est aussi une stratégie, une action réfléchie visant à réformer la société, là où règnent l’injustice et l’oppression, mais en imaginant des situations inédites où les rapports de force « obligent » les violents à se laisser désarmer en comprenant que toute domination injuste et tout pouvoir tyrannique sont suicidaires à plus ou moins long terme. La non-violence en fin de compte est une attitude globale de respect, de compassion et d’amour, qui met toute relation au service de la vie, dans le respect de la dignité de chaque être.

C’est ainsi que la non-violence ne peut que promouvoir la recherche de la vérité, de la justice de la paix. Elle est donc bien le fondement d’une éthique universelle. Reste à la mettre en œuvre concrètement, ce qui suppose du temps et de la patience. Mais d’éminents philosophes et penseurs ont ouvert la voie. Ils demeurent des figures de proue, leurs œuvres nous donnent à espérer.

frère Santa Lopes