Ce texte est une allocution introductive à une partie d’un débat sur des questions de société organisé dans le diocèse de Montpellier en 2005.
Je rencontre trois types de pauvres :
• le pauvre sans travail : mère isolée avec enfants, licenciés économiques ;
• le pauvre étranger : mes voisins marocains du quartier des Cévennes, en difficultés d’insertion sociale, en exil ;
• le pauvre à la fois étranger et sans travail (et parfois sans papier) :
des familles entières, et beaucoup de jeunes du quartier.
Vous voyez que je ne finasse pas sur l’expression, je la prends dans toute sa brutalité :
le pauvre, c’est le pauvre, celui qui galère pour finir la fin du mois,
pour garder ses enfants propres et fiers,
pour déchiffrer comment il faut vivre chez nous
et qui, en général, fait "profil bas".
Je ne vous bassinerai pas avec les expressions du type
« à travers eux, c’est le Christ que je rencontre » ou bien
« ils me renvoient à ma propre pauvreté ». Patin, couffin.
Non. C’est bon quand j’étais novice, et encore...
Tout simplement
1) parce que j’ai du travail et j’en suis bien content !
(même si j’ai choisi de le partager en travaillant à temps partiel,
en gros je suis dans la réinsertion des chômeurs et des jeunes sans qualification) ;
2) parce que je suis français, et j’en suis fier
(même si j’essaie de faire de cette fierté un encouragement à l’accueil et à l’ouverture
plutôt qu’un chauvinisme naïf) ;
3) parce que je trouve qu’en écoutant l’Évangile proclamée à la messe, le dimanche,
d’ordinaire, ni le Jésus de Nazareth raconté par les évangélistes
ni le Christ contemplé par la première théologie (Saint Paul, Saint Jean, Saint Pierre et les autres)
ni l’un, ni l’autre, ne ressemble décidément à ceux-là que je viens d’appeler "pauvres".
Ce Christ-là n’a pas leur visage.
Ceux-là que je rencontre ressemblent plutôt à celles et ceux qui le suivaient et le fréquentaient.
Autant vous dire que si je rencontre des pauvres,
ce n’est pas pour m’extasier devant leur pauvreté, admirer leur faculté de "résilience"
ce n’est pas pour contempler leur façon de "s’en sortir quand même et malgré tout"
ni même parce que c’est intéressant de côtoyer ces privilégiés
qui ne sont pas encombrés par la richesse, eux,
qui pourraient même me donner quelques leçons de pauvreté,
ou me permettre de dire des choses intéressantes sur la pauvreté, à moi, disciple de François.
Non.
Si je les rencontre, si je les rejoins, si j’habite avec eux,
comme frère membre d’une fraternité "insérée en quartier populaire" comme on dit,
c’est pour essayer de voir le monde avec leurs yeux,
c’est pour essayer de lire et d’entendre la Bible entière avec leurs yeux et leur oreilles
(et pas seulement l’Évangile ou le Nouveau Testament),
c’est pour essayer de croire et d’agir à partir de leur espérance à eux,
de leurs petites espérances bien concrètes :
décrocher cette formation qualifiante, quand on est sans diplôme,
apprendre à lire, quand on ne déchiffre rien de ce qui est écrit partout,
signer ce contrat CES ou décrocher ce petit boulot, quand on tient les murs toute la journée,
ce serait beaucoup, ce serait énorme, ce serait mieux que rien.
Le problème
(enfin, mon problème, parce que ça me ronge, et ça me met en colère, et c’est pas bien)
c’est que je ne les rencontre pas à l’église, ces pauvres.
Le père Joseph (Wrésinski pour ceux qui ne le connaissent pas, le fondateur d’ATD quart monde)
disait "les pauvres SONT l’Église" ! Cette phrase m’a mis en route, moi, j’y crois.
Mais alors, si c’est vrai, si le père Joseph a raison, je vais vous dire une chose :
l’Église ne va pas à l’église !
Pour se plaindre et crier au Bon Dieu, pour se serrer les coudes, pour refaire le monde,
vous croyez qu’elle irait dans ces lieux guindés, policés, endimanchés,
où tout est déjà prévu, minuté, encensé ?
Non, l’Église ? elle va au café, à la mosquée, au club, à l’association, au syndicat
elle reste dans la rue, sur les banc publics, dans les squares, autour des fontaines,
fragment d’assemblées qui partagent des moments de fraternité autour de sandwichs et de bière
(ou peut-être de pain et de vin ?)
elle fait des manifs, l’Église qui ne va pas à l’église,
avec beaucoup de percus, et des slogans rigolos,
avec des enfants qui tiennent des pancartes et qui chantent.
Et surtout, elle reste chez elle, l’Église,
enfermée dans son malheur, repliée sur la famille, ha ! la famille... ya que ça de vrai.
Vous imaginez si un jour, l’Église, elle rentrait chez elle, à l’église ?
Quelle ambiance ! quelle fête !
Peut-être qu’on arrêterait de parler toujours aux mêmes personnes
pour leur dire toujours les mêmes choses à l’entrée et à la sortie,
peut-être que les sermons parleraient de nos luttes et de nos peines,
cesseraient d’appeler nos victoires des grâces et nos défaites des lâchetés,
cesserait de faire peur aux gens, comme si on n’avait pas assez peur, déjà.
Peut-être que les chants prendraient de vrais accents de tendresse ou de colère,
d’espoir ou de supplication.
Peut-être qu’on arrêterait de penser au repas du dimanche qu’il faut mettre au four,
où qu’on inviterait celui qui fait la manche à l’entrée, histoire qu’il ne nous le rende pas.
Bien sûr qu’on penserait au Bon Dieu, parce qu’au fond, ce serait son miracle à lui.
Vivement ce moment, ces retrouvailles !
En tous cas, c’est mon espérance à moi, et c’est ma joie.
Merci de votre attention.
fr. Pascal AUDE