Nous reproduisons un article paru dans l’Osservatore Romano du 28 juillet 2010, qui est un extrait d’une conférence donnée par Roberto Lambertini, médiéviste, de l’Université de Macerata, à Greccio à l’occasion du congrès "Les franciscains et l’usage de l’argent".
On aurait pu aussi donner comme titre à ce document : "le François des historiens entre névrose anarchisante et découverte existentielle d’un autre monde"...
Ne rien avoir, quelle liberté !
Lorsqu’on tourne son regard vers les témoignages qui concernent le rapport entre la pauvreté et l’argent lors des premières années de la vie de la fraternitas franciscaine, il saute aux yeux que l’attention à la question du rapport entre le choix du frère mineur et l’argent est considérable et significative. En relisant le texte critique de la règle la plus ancienne qui nous soit parvenue, texte récemment proposé à nouveau et avec grand soin par Carlo Paolazzi, cet aspect ne peut pas ne pas frapper. Avant même que nous soyons parvenus au chapitre expressément dédié à la possibilité pour les frères de recevoir de l’argent, dès le chapitre 2 il est interdit d’accepter de l’argent, directement ou à travers des intermédiaires, à l’occasion de l’entrée de quelqu’un dans la « vie », alors qu’on admet la possibilité de recevoir quoi que ce soit d’autre, en cas de nécessité, comme il en va pour les autres pauvres. Au chapitre 7, est autorisé la réception de tout ce qui est nécessaire au titre de récompense pour le travail fourni, mais pas celle de l’argent (pecunia). Le chapitre suivant entre dans les détails et enjoint de ne pas porter sur soi pécune ou deniers, de ne pas les accepter et de ne pas les faire accepter pour aucune raison, si ce n’est pour la nécessité manifeste des frères malades. Le précepte est justifié par l’affirmation qu’on ne doit pas estimer que l’argent est plus utile que les cailloux, et que l’opinion contraire est le fruit de la suggestion du malin. L’insistance sur le point est significative : la règle aboutit à affirmer que l’argent trouvé par hasard sera méprisé comme de la poussière. Le frère qui contrevient à cette norme est à tenir pour un faux frère, un larron, un bandit et il est implicitement comparé à Judas. Les frères qui demandent l’aumône ne doivent pas accepter celle-ci sous la forme d’argent. Ils ne doivent pas non plus demander ou faire demander de l’argent pour les institutions d’assistance (hospices, léproseries) auxquelles ils offrent leur service. Ils sont bien autorisés à demander l’aumône pour les lépreux, mais à condition qu’ils « se gardent beaucoup de l’argent ». Même si elles sont plus synthétiques, les formulations de la règle suivante, celle que le Pape Honorius III a approuvée en 1223, excluent non seulement l’usage de l’argent comme forme de compensation pour le travail fourni, mais interdisent absolument l’usage de l’argent, laissant aux ministres et custodes le soin de s’occuper des confrères malades grâce à des amis spirituels externes à l’ordre. On remarque que ceux qui ont des fonctions de direction dans l’ordre sont chargés d’une plus grande responsabilité par rapport à la question de l’usage de la monnaie, mais que l’argent est toujours nettement exclu des biens admis pour la subsistance de celui qui choisit la pauvreté des Frères Mineurs.
Ainsi que l’a bien mis en évidence Giacomo Todeschini dans son livre « Pauvreté franciscaine », ce refus de l’argent est encore confirmé et finalement amplifié dans les premières vies de François, reconnu comme saint en 1228, à peine deux ans après sa mort. Dans les vies de François, l’argent est rapproché avec insistance non seulement de la poussière et des cailloux, comme dans la Regula non bullata, mais aussi du fumier (d’âne en particulier), des mouches (en raison de leur inutilité) et enfin du serpent vénéneux et du diable, en raison du caractère insidieux des périls qu’il cache. Cette défiance franciscaine face à l’argent a une tonalité et des traits vraiment particuliers, surtout lorsqu’on la confronte avec ce que nous trouvons dans les sources contemporaines qui se rapportent à l’autre grand ordre mendiant, les frères dominicains. Tout en assumant pleinement le conseil évangélique selon lequel les prédicateurs ne doivent pas emporter d’argent durant leur mission, les frères de Dominique ne montrent pas une sensibilité négative comparable face à l’argent. Dominique de Caleruega lui-même, décrit comme un modèle d’austérité et de pauvreté, manie l’argent, et les constitutions de l’ordre issues dans les années trente recommandent, que prieurs et provinciaux gèrent l’argent d’un commun accord avec les confrères.
Non sans y mettre une pointe de polémique, le grand érudit et historien dominicain Simon Tugwell a observé que Dominique n’a jamais éprouvé d’ « embarras » face à l’argent, laissant entendre que d’autres, particulièrement François et ses disciples, auraient justement montré une « difficulté de rapport » avec lui. De fait, le barrage normatif érigé par François et ses confrères contre l’usage de l’argent a souvent été ramené à des catégories psychologiques. On a parlé d’ « obsession » et aussi d’une sorte de fétichisme, à l’envers s’entend, face à l’aspect physique de la monnaie. Le marchand « repenti », « converti », qu’était François – depuis qu’il avait choisi la pauvreté radicale – aurait comme perçu qu’émanait du principal instrument de l’activité qu’il avait abandonnée, une espèce de fluide maléfique et cela, au point que même le contact physique avec la monnaie pouvait se révéler dangereux. Dans une intervention récente lors d’un congrès à Assise sur « L’économie des couvents des Frères mineurs et des Prêcheurs jusqu’au milieu du XIVème », Horst Enzensberger a parlé d’une résistance « anarchisante » à l’argent, qui se caractérise par l’inadéquation à son temps et par une énorme ingénuité. Les termes utilisés par le professeur allemand sont durs, mais ils ne sont pas peu nombreux ceux qui se demandent si Enzensberger n’a pas raison de considérer la prohibition de l’usage de l’argent comme une sorte de fixation névrotique de François destinée, de par sa nature, à ne pas être observée dans la pratique concrète de l’ordre de Frères Mineurs.
En vérité, les spécialistes les plus attentifs ont su donner des réponses plus convaincantes et intéressantes. David Flood, soulignant l’aspect social, a suggéré que les premiers franciscains ont vu dans l’argent à la fois le signe et l’instrument du pouvoir auquel les Frères Mineurs voulaient renoncer, pour partager le statut de ceux qui sont marginalisés par l’économie. En 2009, cette idée a été reprise par Michael Cusato à l’occasion d’un temps d’étude des franciscains des Etats Unis, récemment publiée sous le titre Poverty and Prosperity : pour Cusato le refus de manier de l’argent est le geste symbolique du renoncement aux privilèges sociaux injustes dont François avait joui avant sa conversion. David Flood a également souligné qu’en excluant l’argent des biens qui pouvaient être obtenus comme aumône, les franciscains voulaient fuir le risque de convertir en acquisition de biens non nécessaires ce qui était offert pour leur nécessité. A son tour, Giovanni Miccoli a interprété cette « exclusion drastique » de l’argent comme conscience du risque d’accumulation de la part des frères, un risque rendu particulièrement fort en ce moment d’expansion de l’économie monétaire.
Une autre clef d’interprétation a été offerte par Giacomo Todeschini qui a intitulé avec bonheur « La découverte de l’ailleurs » l’un des chapitres de son livre, déchiffrant dans l’interdiction de l’argent par les franciscains une sorte de mouvement fondamental permettant de rejoindre une autre sphère de valeur des « biens du monde », différente de celle de l’économie monétaire, en bref une dimension existentielle dans laquelle l’argent n’est pas la mesure des choses. Ce choix ne permet pas seulement aux franciscains de déclarer mais aussi de faire l’expérience que les richesses de ce monde ont une valeur autre, mystérieuse, « non réductible à une valeur d’échange facilement monétisable ». Pour Todeschini la pratique de la pauvreté n’est donc pas seulement un exercice ascétique mais une manière alternative de « se situer en face » des biens de ce monde. De ce point de vue, le renoncement à l’argent, au lieu d’être un élément « rigoriste » de plus, qui rendrait, pardonnez le jeu de mots, « plus pauvre » la pauvreté monastique traditionnelle, devient une manière de « toucher de la main » cette dimension de la vie humaine pour laquelle les biens (nous dirions aujourd’hui les ressources) ont une valeur qui n’est pas réductible à leur valeur d’échange. La valeur d’échange, celle par laquelle tout peut être équiparé au moyen de l’argent, n’a pas le dernier mot : le pain avec lequel les pauvres se nourrissent ne peut être placé sur le même plan que le harnais de luxe d’un cheval …
Somme toute, le radical renoncement franciscain à l’argent n’est pas une fuite romantique du réel, mais la façon de rejoindre une réalité plus profonde, plus vraie, la seule entre autre qui permet de juger de manière compétente de la façon d’utiliser les biens de ce monde. C’est justement pour cette raison que Giacomo Todeschini a écrit plus d’une fois que les franciscains, qui par leur choix de pauvreté découvrent « un ailleurs » par rapport à l’économie monétaire, deviennent des conseillers crédibles pour ceux qui, en tant que laïcs chrétiens, continuent au contraire de vivre dans le commerce. Choisir la pauvreté comme liberté de l’argent devient non seulement un geste pénitentiel mais aussi une façon d’acquérir un point de vue plus clair au sujet de ce qui a vraiment de la valeur parmi les biens des hommes.