Benoît de Canfield, La Règle de Perfection


Cette Règle, qui est devenue tout de suite, et chez les Capucins, et dans tous les cercles pieux de l’époque, un livre de haute spiritualité, est l’œuvre d’un homme qui n’a pas trente ans !

Plusieurs spirituels du grand siècle ramenaient toute la vie intérieure à la pratique d’une seule vertu fondamentale. C’est une méthode. Optat de Veghel souligne : « Benoît de Canfeld s’est servi d’autres auteurs pour expliquer sa propre expérience, ce n’est point douteux. Mais il en use de façon très indépendante et personnelle, en les employant comme éléments d’une synthèse de la perfection chrétienne qui nous paraît, quant à sa forme et sa terminologie, tout à fait originale. Elle consiste à considérer toute la vie spirituelle, ascétique et mystique, sous l’aspect d’un simple et amoureux regard actif et passif de la seule volonté de Dieu qui est Dieu même. »
Il ajoute d’ailleurs en note : « En faisant cela, il a poussé jusqu’au bout la tradition franciscaine de montrer aux âmes les hauteurs de la vie mystique et de les y exercer. Le plus illustre représentant en est saint Bonaventure… »

Originale en son exercice, mais aussi dans sa division et dans sa doctrine.

"Règle de perfection réduite au seul point de la volonté divine" tel est son "moyen court". Faire, "par le seul motif de plaire à Dieu, tout ce qu’on connaît que Dieu veut, commande, conseille, inspire", peut-on chercher mieux ?

Benoît s’en explique déjà dans une lettre à un de ses frères capucins, Jean-Baptiste de Blois en 1593 : «  …Au commencement cette volonté semble extérieure, puis après intérieure et finalement essentielle, non qu’elle soit en elle variable et différente, mais cela vient de nous, qui la contemplons aussi selon notre lumière, laquelle est petite… »

Pour Benoît de Canfeld, (et plus tard pour le jésuite Caussade) la vertu par excellence, celle qui résume tout, c’est l’abandon, mais actif, héroïque, à la volonté divine. Canfeld prend la volonté pour pivot d’un enseignement tout mystique, et met la plus haute attitude de la contemplation dans la vie active, mais transformée par l’union du vouloir humain au vouloir divin.

C’est surtout cette simplification de la vie spirituelle qui semble expliquer la vogue extraordinaire dont a joui la Règle de perfection.
Chacun y trouve les conseils qui conviennent à son degré propre, et qui, fidèlement suivis, lui permettront de franchir une à une, les étapes de la vie intérieure. La Règle n’est pas uniquement, comme certains semblent le croire, une somme de théologie mystique ; elle est encore et d’abord un manuel d’ascèse chrétienne, Canfeld restant persuadé que cette ascèse elle-même prépare, entraîne normalement les âmes, à la réception des sublimes grâces qui font les parfaits. Sans préjuger de l’appel à la vie mystique proprement dite, qui n’est pas – c’est une constatation d’expérience – adressée à toutes les âmes, Canfeld ne pose pas, théoriquement, de limites aux ascensions spirituelles, la vocation normale du chrétien étant celle de la sainteté.

« Là, au centre de nous-mêmes, se fait l’union mystique, bien au-delà de la région obscure où s’agitent l’intelligence raisonnante et le sentiment. À ces profondeurs immobiles, l’Esprit s’approche si près de l’âme qu’elle voit son ombre vraie » (Ib., III, ch. V.)
« (l’âme) étend ses purs et candides bras pour plus étroitement embrasser et étreindre son Époux ; mais en est plus étroitement embrassée et étreinte ; ici, elle ouvre la capacité de tout son esprit pour engloutir cet abîme, mais au contraire, s’en trouve être heureusement absorbée. » (Ib., III, ch. VII.)
On veut chercher Dieu, le sentir à la surface de l’âme : « on ne voit pas qu’on a (déjà) ce qu’on cherche ». Pourquoi le désirer « comme s’il était absent » ? Au lieu de le désirer "comme absent", il faut "en jouir comme présent" (La règle..., III, ch. X.)

Pour Canfeld, la volonté de Dieu s’exprime, se traduit dans notre vie de trois manières :

  • La Volonté "extérieure" … « peut être appelée conformité de notre volonté avec celle de Dieu parce qu’en cet état l’âme s’étudie de se conformer aux volontés de Dieu en tout ce que Dieu lui commande et conseille »
  • La Volonté "intérieure" … « doit être appelée transformation de notre volonté en celle de Dieu, par une tendance d’amour et de bons désirs qui font que nous nous efforçons de nous unir à lui", elle "se sert de la foi toute pure pour éclairer l’âme dans la conduite qu’elle doit tenir avec Dieu… »
  • La Volonté "essentielle" est Dieu même : « elle ne se fait point dans le temps, mais elle est seulement servie, aimée, adorée et sanctifiée par les saintes âmes… » dans cet état l’âme est revêtue de Dieu « autant semblable à Dieu qu’elle peut l’être en cette vie mortelle ».

Et il précise trois activités de l’âme qui leur correspondent :

La Volonté extérieure a une manière d’opérer qui est toute active, en ce que l’âme y opère de la même manière que dans les actions purement humaines, encore que celle-ci soit relevée par la grâce : laquelle ne paraissant point aux sens ni à la raison, il semble que l’âme se détermine elle-même à on opération.
La Volonté intérieure est moitié active et moitié passive… Lorsque l’âme étant prévenue du trait divin qui la touche, elle y consent, y coopère ; elle tâche même par son industrie d’entrer en cette noble opération que Dieu fait en elle.
Enfin la Volonté essentielle a une manière d’opérer qui paraît purement passive, en ce qu’il semble que l’âme ne fasse rien de son côté, et que Dieu opérant tout elle n’a qu’à recevoir son impression ; d’autant que la lumière du don de Sagesse qui éclaire dans cet état suréminent est si simple… comme aussi son opération si délicate, qu’il semble qu’elle n’ait ni connaissance, ni amour de Dieu, ni aucune opération.

On peut donner l’articulation de son livre ainsi :

L’exercice de la volonté de Dieu (la voir en tout, l’accepter, l’accomplir) est la règle même de la perfection, la pratique la plus sûre pour parvenir à l’union totale de cœur, d’esprit, de volonté.

Cette volonté de Dieu doit inspirer toute la vie et toute activité, à tel point que Dieu devient de plus en plus le tout de notre rien, toute recherche du moi étant anéantie.

Accomplissant ainsi la volonté de Dieu, l’âme s’unit au Christ crucifié dont la vie et la Passion se résument dans le Fiat. Benoît recommande avec insistance de ne jamais laisser l’humanité du Christ, pour rechercher la seule déité, mais de toujours considérer en Dieu l’Homme et dans l’Homme, Dieu. Ce christocentrisme radical et universel, il le définit comme "la doctrine la plus parfaite".

Toute vie "mixte", qui est "esprit et vie", devient alors contemplative. C’est la "voie suréminente" : le sommet de la perfection, l’union mystique, car la volonté de Dieu est Dieu lui-même. « En tel anéantissement de désirs, écrit Benoît, l’âme demeure plongée en l’abîme de la divinité de son tant aimé et amoureux Époux… Heureuse l’âme qui expérimente en elle cette manifestation, ce remplissement et cet évanouissement. »

Soeur Marie-Catherine, monastère des clarisses, Poligny