Le 17 mai 2024, Frère Jean-Baptiste Tygreat a fêté ses 100 ans à la fraternité d’Angers, autour de famille et amis. Retrouvez ci-dessous l’homélie de Frère Eric Bidot, lue lors de la messe d’action de grâce, ainsi que quelques photos d’une journée sous le signe de la joie, de la gratitude et de la fraternité. Paix et Bien !


« Pourquoi suis-je si heureux ? » : sous cette forme ou autrement exprimé, frère Jean-Baptiste, je t’ai plusieurs fois entendu t’interroger ainsi. « Pourquoi suis-je si heureux ? » Ayant partagé plusieurs années de vie en fraternité avec toi, j’ai découvert quelques réponses à cette question. Il y a d’abord ta famille, et en particulier tes parents dont les photos t’accompagnent de maison en maison ; vous avez beaucoup reçu et partagé en famille. A Le Drennec, dans le village du Finistère Nord, la foi était vécue au quotidien, à la maison et dans la vie paroissiale.

Une autre réponse, simple, est un atout : « je dors bien », dis-tu, sans te faire de souci excessivement. Et pourtant, tu n’as pas été oisif, loin de là. « Je n’ai jamais été très doué de la tête, mais dans ma vie, j’ai beaucoup remué mon corps » as-tu affirmé dans un entretien pour notre revue Liens fraternels.  Au jardin, faisant les courses, t’affairant à la cuisine … tu as beaucoup servi la création et tes frères, à Lorient, Angers, Guingamp, Clermont-Ferrand. Particulièrement, « la solitude du cuisinier devant son fourneau m’a fait apprécier la prière » as-tu dit, confirmant le propos de sainte Thérèse d’Avila : « Dieu est là, au milieu des marmites ». Je raconte parfois t’avoir entendu prier à haute voix dans la cuisine, entre le four et le placard à casseroles : « tu es beau, ô mon Dieu ». 

A Neung-sur-Beuvron, en Sologne, tu fus envoyé en paroisse, avec d’autres frères. La vie simple du pasteur, déjeunant chez ses paroissiens, célébrant le sacrifice Rédempteur de Jésus-Christ, accompagnant mariages et enterrements, visitant les personnes … « J’aurai voulu arrêter le temps tellement je me plaisais là-bas » écriras-tu. Des liens d’amitié avec certains habitants se sont poursuivis, comme avec des Auvergnats d’ailleurs.

La famille, l’ordinaire de la vie, l’amitié : voilà déjà trois réponses à la question : « « Pourquoi suis-je si heureux ? » Mais, nous ne pouvons nous arrêter en chemin car, en entrant chez les Capucins en 1945, tu as donné une réponse existentielle à la question du Seigneur : « m’aimes-tu ? », et comme l’apôtre Pierre, tu as entendu Jésus te dire : « suis-moi » et tu l’as suivi. Ta présence intense dans la célébration de l’Eucharistie, ta disponibilité joyeuse à accueillir et à donner le sacrement de la Réconciliation, les longues heures de prière, le chapelet en main priant la Vierge Marie pour les personnes rencontrées et aux intentions de la Vierge Marie elle-même, associés à ton esprit de service au quotidien expriment ta réponse, sérieuse, fidèle, joyeuse, non sans un caractère affirmé,  à la question de Jésus : « m’aimes-tu vraiment ? » et tu lui as répondu, et plus profondément au fil des années, inlassablement, sans tristesse : « Oui, Seigneur ! Toi, tu le sais : je t’aime » ; « toi, tu sais tout : tu sais bien que je t’aime ».

Cet amour de Dieu, du fond du jardin jusque devant le tabernacle, du four à l’autel, tu le vis, simplement, profondément, assurément, dans une grande disponibilité et un acte de foi devenu comme une respiration, sans ombre apparente, te conduisant à pouvoir affirmer, sereinement : « lorsque mes yeux de chair se fermeront sur la lumière terrestre, mes yeux transfigurés s’ouvriront à la lumière de Dieu ».

J’ai beaucoup parlé de toi, frère Jean-Baptiste. Je sais que tu n’apprécies guère cela, mais je l’ai fait pour nous, parce que c’est une façon, par ce chemin, de n’affirmer finalement que deux choses. La première, lors du jubilé des 50 ans de vie religieuse de ta sœur Marie-Anne, tu disais : « la vie consacrée ne se comprend qu’à partir de Dieu Créateur et Sauveur ; autrement dit, consacrer sa vie à Dieu, c’est essentiellement faire acte de foi en Dieu. C’est la grandeur de Dieu, c’est la splendeur de Dieu, c’est la beauté de Dieu, en un mot, c’est l’absolu de Dieu qui donne sens, signification et valeur à la vie de celles et ceux qui consacrent leur vie à Dieu. Car Dieu est vraiment et absolument digne d’être aimé et d’être aimé pour lui-même, à cause de lui-même et plus que tout ». C’est simple et c’est vrai, Dieu aimé pour lui-même, cela fait notre joie et justifie l’offrande de soi dans la vie consacrée.

La seconde chose, et tu ne me contrediras pas : Dieu est bon. Sa bonté se reçoit et se découvre petit-à-petit, à chaque moment du jour, au fil des années, en se mettant en sa présence. Au XVIIème siècle, beaucoup d’auteurs, dont des Capucins, ont proposé des « exercices de la Présence de Dieu ». Rappeler quelques activités de ta vie nous a mis devant les yeux ta manière d’être présent à Dieu continuellement. Un bienheureux anglais, Newman, a très bien exprimé cela : « qui est religieux l’est le matin, à midi. Il voit Dieu en tout ; toute action, il l’ordonne à ces objets spirituels qui lui ont été révélés par Dieu. Ce qui peut survenir au cours de la journée, événement, personne rencontrée, nouvelle entendue, tout cela il le mesure en prenant pour base la volonté de Dieu. L’on peut presque dire à la lette que qui fait ainsi prie sans cesse ; se sachant, en effet, en présence de Dieu, il est continuellement amené à s’adresser à Celui qu’il place toujours devant lui, dans le langage intérieur de la prière et des louanges, de l’humble confession et de la confiance joyeuse [1] ».

Cela rejoint les trois axes de structuration qui ont marqué des générations de Capucins et qui se trouvaient dans le petit manuel de la Conduite intérieure : marcher en présence de Dieu dans la foi, sans perdre de vue l’intelligence et le sens de notre existence – une vie donnée, parce que reçue -, en étant au lieu de la communion avec le Seigneur, qui est l’accomplissement de sa volonté.

Quand je t’ai visité, en octobre dernier, tu m’as dit : « quand tu penses à moi, dis-toi que je vais bien ». Je n’en doute pas un seul instant, le chapelet à la main, les yeux ouverts ; Il, Dieu, est là, et tu es là. Merci pour ta présence qui Le signifie. « Louez et bénissez mon Seigneur, rendez-lui grâce et servez-le en toute humilité. » Amen.

– Frère Eric Bidot, ofm cap. Chapelle des Capucins, Angers.


[1] J.H. Newman, Le secret de la prière. Sept sermons, Ed. Alsatia, 1958, p.140 (Parochial Sermons VII).