Le cardinal Walter Kasper, président émérite du Conseil pontifical pour l’unité des chrétiens, a tenu, le 20 janvier 2015, à Milan, à l’Université vita-salute San Raffaele, et à l’occasion de son doctorat honoris causa en philosophie, une leçon sur la Miséricorde, dont nous publions ci-dessous notre traduction de l’italien, avec l’aimable autorisation de l’auteur.
En janvier 2014, le cardinal Kasper a publié un livre entier consacré à la miséricorde, intitulé: La miséricorde, concept fondamental de l’Évangile, clef de la vie chrétienne (Barmherzigkeit, Grundbegriff des Evangeliums – Schlüssel christlichen Lebens, éditions Herder, ISBN 978-3-451-30642-6). Il vient d’être publié en langue française par les Éditions des Béatitudes, sous le titre « La Miséricorde, Notion fondamentale de l’Évangile, Clé de la vie chrétienne ».

La miséricorde n’est pas qu’un problème de théologie sorti des manuels néo-scolastiques, mais un problème qui intéresse également la philosophie, ou disons, certaines tendances philosophiques. Selon Emmanuel Kant, philosophe moderne par excellence, l’éthique ne doit pas être guidée par des émotions, comme la miséricorde et la compassion, mais par la conscience du devoir moral. Je pense aux philosophies de type marxiste ou socialiste, qui soupçonnent que la miséricorde soit un substitut de la justice, une tentative de recoudre des trous individuels de besoin social au lieu de réformer le système social et créer un nouvel ordre de justice pour tous.
Nous entendons le cri : « Nous ne voulons pas la miséricorde, non, nous voulons la justice, nous voulons nos droits ! » « Nous ne voulons pas un Etat ou un entrepreneur qui nous fasse miséricordieusement l’aumône, non, nous avons droit à un salaire juste! » Heureusement, notre système politique est fondé sur l’idéal de justice et nous en sommes reconnaissants. Mais notre système économique et social est aussi fondé sur la compétition. Compassion et miséricorde n’y ont pas leur place. L’emporte le plus intelligent qui a plus de succès, l’emporte souvent le plus fort ou le plus malin, celui qui a la capacité de s’imposer contre les intérêts d’autrui et ne se soucie pas des autres. Prévalent souvent dans notre société des tendances sociales à la Darwin, c’est-à-dire le droit du plus fort et l’affirmation de ses propres intérêts égoïstes, sans aucun égard pour personne.
Dans ce contexte, la parole de Jésus dans son discours sur la Montagne « Heureux les miséricordieux » sonne étrangement.
Enfin, Friedrich Nietzsche a méprisé la miséricorde, comme expression de faiblesse, indigne du surhomme (Herrenmensch) fort et dur. Nietzsche, dans Ainsi parlait Zarathoustra, dessinait un vrai contre-évangile au discours sur la montagne. Les conséquences du nazisme, ou mieux des abus qu’en faisaient les nazis, étaient terribles avec leur idéologie de la race supérieure et leur mépris à l’égard des faibles, des handicapés, des soi-disant races indignes de vivre.
Le marxisme et le nazisme sont d’ailleurs les deux idéologies qui ont fortement ravagé le XXe siècle et causé tant de souffrances à un nombre considérable de personnes, conduisant à un réexamen de l’idée de miséricorde. Un monde sans compassion et sans miséricorde est un monde froid. On trouve des témoignages bouleversants sur la misère humaine et le désespoir dans lequel se trouvait le monde athée du marxisme de l’Union Soviétique, où l’on vivait sans miséricorde. Et nous savons qu’à la fin, la justice aussi, comme la miséricorde, était perdue et bafouée.
Jean XXIII, dans son discours d’ouverture au Concile Vatican II a dit : « Aujourd’hui L’Église préfère recourir au remède de la miséricorde plutôt que de brandir les armes de la sévérité ». Le futur pape Jean Paul II a vécu la terreur de la seconde guerre mondiale, la dictature nazie et communiste ne Pologne, une situation d’injustice, de manque de droit et de miséricorde. Dans cette situation il a redécouvert l’importance de la miséricorde biblique et promulgué la deuxième encyclique de son pontificat sur cette question, sous le titre Dives in misericordia (Dieu, riche en miséricorde, ndlr). En guise de réponse aux terreurs du siècle dernier, le pape Benoît XVI a approfondi ce message dans son encyclique Dieu est amour.
Maintenant, le pape François a fait de la miséricorde le thème central et fondamental de son pontificat. On trouve chez lui aussi un fond d’expérience personnelle. Dans les slums de Buenos Aires, il a rencontré des personnes qui se sentent rejetées, que l’on traite comme des déchets, des hommes et des femmes, des enfants et des personnes âgées, exclus du progrès économique et culturel, des enfants des rues, souvent victimes d’abus.
Aujourd’hui encore, on parle d’au moins 12 millions d’esclaves au niveau mondial, des êtres humains que l’on oblige à travailler et vivre dans des conditions abominables. Et qui parmi nous pense au destin de millions de personnes exposées au terrorisme brutal et cynique, aux réfugiés, prisonniers de trafiquants sans conscience? La miséricorde n’est pas une question dépassée, son message est de grande actualité.
L’actualité de la miséricorde nous stimule à creuser dans la tradition de la pensée humaine et d’y chercher une réponse à notre situation. Bien que le mot « miséricorde » soit un terme spécifique à la Bible et à la tradition biblique, on en trouve quelque anticipation et prémisse dans la tradition humaine de l’Occident. La tradition philosophique et la théorie de la tragédie en Occident connaissent la compassion. La tragédie classique veut que le spectateur connaisse la compassion en s’identifiant au héros et à son destin. D’où cet intérêt fréquent, dans la théorie moderne du théâtre, pour l’enseignement et l’éducation morale du spectateur. L’empathie et la sympathie (syn-pathein, com-passion) sont donc deux principes constitutifs de la tradition humaine.
Toutes les religions de l’humanité ont cette « règle d’or »: « Ne fait pas aux autres ce que tu n’aimerais pas qu’on te fasse », ou dans sa forme positive: « Fais à autrui ce que tu voudrais qu’il fasse pour toi ». Cette « règle d’or » est un héritage de toute l’humanité. Une règle d’empathie, qui demande de dépasser son égo, de se mettre dans la situation de l’autre et d’agir comme j’aimerais que l’autre agisse avec moi dans ce genre de situation. Ces exemples montrent une conception de l’homme qui n’est pas nombriliste, replié sur lui-même, mais qui doit s’ouvrir à l’autre, une anthropologie de l’empathein et du sympathein avec l’autre, et une compréhension de soi par l’autre, à l’autre et en l’autre.
La tradition biblique va au-delà. Toutefois, j’irai plus loin en disant que le Coran islamique participe, d’une certaine façon, à la tradition biblique, si bien qu’avec la miséricorde ce n’est pas seulement la conception de l’homme qui est en jeu mais aussi celle de Dieu. Chaque sourate coranique (à l’exception d’une) commence par une invocation à Allah Tout-puissant et Tout-miséricordieux. Il y a donc des similitudes avec la conception biblique de la miséricorde, des similitudes qui sont importantes pour le dialogue interreligieux et pour la compréhension personnelle de l’islam, qui contredit le terrorisme.
Mais, là où apparaît cette similitude, on constate une dissemblance décisive entre la Bible et le Coran. En effet, la conception d’Allah comme Dieu n’est pas la même que celle que l’on a de Yahvé dans l’Ancien Testament et du Dieu Père de Jésus. Un Dieu qui, en raison de sa miséricorde, s’abaisse jusqu’à devenir homme et mourir sur la croix, qui est une conception absolument inimaginable pour l’islam, qui la rejette catégoriquement, estimant qu’elle est en forte contradiction avec la transcendance absolue de Dieu.
Ainsi, on voit déjà ici qu’avec l’idée de la miséricorde entre en jeu non seulement la conception de l’homme comme être avec et pour les autres, mais aussi la conception judéo-chrétienne de Dieu lui-même. Avec la miséricorde nous touchons la vraie identité du christianisme. Celle-ci suppose un fondement général, qui remonte à la création de l’homme, selon lequel il n’est pas bon que celui-ci soit seul; il existe alors une solide base commune pour le dialogue interreligieux qui, aujourd’hui, est si important pour la paix et la survie de l’humanité. Il existe des approches humaines herméneutiques à la conception de la miséricorde. Mais, c’est sur cela qu’insiste précisément une religion humaniste générale, qui dépasse la différence spécifiquement chrétienne et, pour ainsi dire, la contribution spécifique du christianisme dans ce dialogue pour le bien de tous. (…)
L’affirmation « Dieu est miséricorde » signifie que Dieu a un cœur pour les pauvres. Il n’est pas un Dieu, pour ainsi dire, sur des petits nuages, qui ne s’intéresse pas au destin des hommes, mais un Dieu qui se laisse plutôt émouvoir et toucher par la misère de l’homme. Il est un Dieu compatissant, un Dieu « sympathique » (dans le sens originel de ce mot). Tels et tels arguments ont conduit la théologie récente à une nouvelle réflexion sur le caractère immuable et l’impassibilité de Dieu. A cause de sa perfection absolue, Dieu ne s’émeut pas, mais à cause de sa souveraineté dans la charité, dans un sens actif et libre, il se laisse émouvoir et toucher par la misère de l’homme. En Dieu, il n’y a pas de passion mais de la compassion.