André Ménard est un frère capucin de la fraternité de Paris. Grand spécialiste de Saint Bonaventure, il est notamment l’auteur d’une traduction de «l’Itinéraire de l’esprit jusqu’en Dieu» de Saint Bonaventure, aux éditions Vrin.
(Claire Riobé)
Aux côtés de saint Augustin, le théologien médiéval saint Bonaventure (1217–1274) a été l’une des figures qui a exercé la plus grande influence intellectuelle sur la formation théologique de Benoît XVI.
Frère André Ménard, capucin et grand spécialiste bonaventurien, revient sur les affinités spirituelles des deux hommes, que huit siècles séparent.
Bagnoregio, 6 septembre 2009. C’est cette humble commune du Latium, lieu de naissance de saint Bonaventure, que Benoît XVI a ce jour-là choisi comme étape de son voyage apostolique. Devant les quelques milliers de fidèles venus l’écouter, le Saint-Père souhaite rappeler son lien avec l’«amant de la sagesse» et l’«inlassable chercheur de Dieu» que fut Bonaventure, dont l’héritage théologique influença profondément sa propre foi. Alors que l’Église toute entière rend hommage au Pape allemand, décédé le 31 décembre dernier, l’héritage de ces deux théologiens, hommes de débat et de confrontation, hommes de dialogue et de prudence dans le gouvernement, rencontre une résonance particulière.
Un théologien de crise
C’est après avoir achevé une thèse de théologie sur saint Augustin, en 1955, que Joseph Ratzinger découvre la figure du brillant théologien italien, disciple de François d’Assise. Dans le milieu intellectuel germanophone, la théologie catholique s’interroge sur la relation entre l’histoire du salut et la métaphysique. Joseph Ratzinger délaisse son domaine de prédilection, l’ecclésiologie, pour se tourner vers un nouveau sujet: la question de la Révélation chez saint Bonaventure. «La période dans laquelle Joseph Ratzinger a commencé à enseigner était marquée par des interrogations très fortes sur l’histoire de la doctrine chrétienne», rappelle le frère André Ménard. «Je dirais que ce qui l’a motivé à étudier Bonaventure, c’est que ce dernier est un théologien de crise. Ratzinger a pu observer chez Bonaventure comment, à un moment de contestation particulier, s’articulait chez lui une volonté de maitrise de la raison sur la foi.»
Théologie de l’Histoire, voie de dialogue pour Benoît XVI
La théologie de l’Histoire de saint Bonaventure, thèse sur laquelle travaille Joseph Ratzinger entre 1955 à 1959, présuppose que Dieu accompagne le cours de l’humanité en n’abandonnant jamais Sa Création, et en travaillant à chaque instant dans nos propres histoires personnelles. «Cette vision de la Création, soulignée abondamment par la tradition franciscaine et par saint Bonaventure, est centrale chez Benoît XVI. L’idée que notre existence est gratuite, et non pas nécessaire», explique Fr. André Ménard.
Cette vision théologique de Bonaventure s’inscrit par ailleurs dans le dialogue fécond entre foi et raison, caractéristique du Moyen-Âge chrétien. «Dans la théologie de l’Histoire, saint Bonaventure considère qu’il peut y avoir un bon usage de la raison même chez les gens qui n’ont pas la foi», affirme le capucin. Une découverte essentielle pour le jeune Joseph Ratzinger d’alors: «Il traversait à cette époque les prémisses de la crise de 1968, et avait l’expérience des mouvements contestataires marxiste et rationaliste de l’université. Ce contexte et ces expériences l’ont rendu attentif à la question du dialogue. Pour le futur Benoît XVI, la découverte de saint Bonaventure signifiait que l’usage de la raison pouvait être la base d’un dialogue avec les autres.»
Une figure centrale pour l’Église du XXIe siècle
En mars 2010, dans une série de catéchèses qu’il dispense Place Saint Pierre, Benoît XVI réaffirme l’actualité de l’œuvre de saint Bonaventure pour l’Église du XXIe siècle. Durant trois audiences générales successives, le Pape allemand rend hommage à un «auteur particulièrement cher», un «homme d’action et de contemplation, de profonde piété», dont la découverte «a beaucoup influencé (sa) formation.»
Le Souverain pontife invite les fidèles à ne pas oublier les solides enseignements de saint Bonaventure, «qui conduisent progressivement l’homme à la connaissance de Dieu.» Des mots, estime André Ménard, qui rappellent le souci permanent chez Bonaventure comme chez Benoit XVI «de proposer aux chrétiens un chemin de progression dans la foi, uni à Dieu». Pour Ratzinger comme pour saint Bonaventure «la réflexion doit ainsi toujours avoir une finalité spirituelle.» En ce sens, la question de l’eschatologie ou des fins dernières – la rencontre avec le Dieu vivant au-delà de la mort – occupa la réflexion de l’un et de l’autre, pour appeler notre responsabilité dès maintenant.
Et Benoît XVI de prononcer ces dernières paroles envers celui qui fut son maître dans la foi: «Recueillons l’héritage de ce grand Docteur de l’Église, qui nous rappelle le sens de notre vie avec les paroles suivantes: « Sur la terre, nous pouvons contempler l’immensité divine à travers le raisonnement et l’admiration ; dans la patrie céleste, en revanche (…), lorsque nous serons faits semblables à Dieu (…), nous entrerons dans la joie de Dieu ».»