Lucetta Scaraffia est une historienne. Elle dirige à l’Osservatore Romano le supplément spécial et régulier qui parle de la place et du rôle des femmes dans notre monde et dans l’Église. Cette recension est intéressante : elle vise un best-seller de l’édition française des derniers mois, nous invitant à ne pas en rester à une approche superficielle. C’est dire combien nous sommes appelés à lire les signes des temps !
LA SÉCURITÉ EN ÉCHANGE DE LA LIBERTÉ
De Lucetta Scaraffia.
Le titre du livre, Soumission, fait évidemment allusion à la traduction du terme arabe islam, qui veut justement dire cela et qui est aussi le thème de fond de tout le roman de Michel Houellebecq, qui appelle justement à réfléchir sur la disponibilité de l’être humain à accepter cette situation. En échange de la sécurité, du bien-être, du pouvoir et du plaisir, on peut aussi accepter la soumission. C’est aussi la subtile tentation de déposer le fardeau de la responsabilité, les fatigues des choix, comme on est poussé à le penser d’après la citation que l’auteur fait à ce sujet du roman érotique Histoire d’O, qui n’a rien à faire avec l’islam, mais beaucoup avec le plaisir de la soumission.
Comme toujours dans les romans de cet auteur, le protagoniste est profondément antipathique : mâle blanc d’âge moyen, aboulique, privés d’intérêts et de sentiments, peu disponible aux liens sociaux, intéressé – avec tiédeur – et seulement au sexe et au foot. Mais comme toujours dans les romans de Houellebecq, le regard de l’écrivain sait plonger avec acuité dans les faiblesses de notre société et mettre en lumière les fissures et les contradictions. Thèmes récurrents – inspirant déjà Plateforme, dans lequel il affrontait le tourisme sexuel – et la crise du rapport entre femmes et hommes, la pauvreté à quoi s’est réduit le lien depuis la révolution sexuelle, faisant sortir des gonds toute forme antique de rapport et de relation sans les remplacer par rien de nouveau.
Dans ce roman, il touche aussi la crise de l’école, son incapacité à transmettre les valeurs, à transmettre une culture vivante : le protagoniste est de fait un professeur d’université, spécialiste d’un auteur français décadent, Huysmans, et son entourage d’enseignants vieillis, desséchés, carriéristes et réduits à une pauvreté sans espérance par une crise économique dans laquelle s’enfonce le Pays et qui frappe en tout premier lieu l’instruction. La mythique Sorbonne est devenue un édifice désaffecté où les salles sont louées pour réunions d’affaires, défilés de mode, et tout ce qui peut permettre de faire un peu d’argent.
La vie de la cité est devenue périlleuse à cause des échauffourées continuelles qui voient s’affronter le parti identitaire de droite, et les organisations des immigrés musulmans ; le gouvernement interdit d’en parler à travers les médias parce qu’il n’arrive pas à y remédier. Les citadins vivent donc dans une espèce de guerre qui n’est pas admise, qui n’est pas déclarée, dont ils ont seulement une expérience directe dans la vie quotidienne, mais qui ne trouve pas non plus de place dans le débat politique ancré dans les antiques polarisations entre droite et gauche.
Le parti musulman, conduit par un habile leader qui s’est formé en France, devient donc pour beaucoup une solution acceptable, peut-être même l’unique solution possible : la victoire des extrémistes de droite signifierait la guerre civile. Et puisque le parti de droite attend un retour à la tradition, à la famille, aux règles assurées et rigides que l’islam garantit. Préparé dans la culture de gauche, dans le politiquement correct, par des années de multiculturalisme, l’irrésistible ascension du parti islamique repose en fait sur son caractère proprement différent de la culture française : sécurité au lieu d’inquiétudes, valeurs fortes au lieu de relativisme, et à nouveau grande ouverture à la procréation et à l’avenir, aux nouvelles générations.
Le parti musulman, allié aux socialistes, demande pour lui seul la culture et l’instruction, et sait que c’est le secteur névralgique pour obtenir le pouvoir social. À vrai dire ce secteur, tellement négligé par la droite, tellement oublié et malmené économiquement par les gauches, devient le coup victorieux qui permettra au parti d’islamiser la France et de réorganiser la géopolitique, en remplaçant l’alliance européenne par une alliance méditerranéenne, dans laquelle les Pays arabes constitueront le noyau fort et dominant.
La crise de la famille, la désorientation des mâles occidentaux, les portent à apprécier une réorganisation du mariage qui prévoit la polygamie, et les mariages arrangés avec des femmes très jeunes et soumises. Et aussi parce qu’avec cette nouvelle réalité, il n’y a plus de fait une si grande différence entre les hommes mûrs qui fréquentent les escort, et d’autre part les filles qui se vendent pour de l’argent.
Ainsi donc pour les hommes le changement est tout à fait positif, et peut-être aussi pour les jeunes filles en vente, qui obtiennent bien-être et sécurité. Le prix à payer pour les femmes, le manque de liberté, frappe seulement celles qui y ont goûté, celles qui ont étudié et qui ont travaillé : de ne pas en avoir parlé constitue une lacune du roman.
Mais reste aiguë l’analyse d’une réalité sociale en crise – économique et culturelle – au point de préférer quoi que ce soit d’autre au vide dans lequel on se trouve. Certes, n’est pas absent du livre l’argent qui arrive des Pays producteurs de pétrole et qui permet de restaurer l’université, désormais uniquement masculine, et assure de bons salaires et une assistance sociale efficace aux pauvres. Un autre aspect de la séduction musulmane.
Dans le scénario proposé par Houellebecq, le catholicisme accepte l’alliance anti-sécularisme que propose le parti musulman, en créant ses propres enclaves, telles les écoles. Si l’intuition de l’auteur est juste, à savoir qu’il est plus facile pour un parti musulman de communiquer avec une autre culture religieuse qu’avec un monde athée, il sous-évalue pourtant les profondes similitudes qui lient désormais le catholicisme au monde libre et démocratique, beaucoup plus difficile à gommer. Au fond, ce sont justement l’Église et les femmes qui dans le livre sont sous-estimées, et qui en Europe, mais aussi dans le reste du monde, restent dans une large mesure étrangères à la culture islamique. Mais l’auteur est un homme, et son regard est masculin et attentif à la sphère politique.
Le roman est en tout cas avenant, il fait réfléchir de manière critique sur la phase que nous sommes en train de vivre, il oblige à penser à un possible avenir que nous cherchons à exorciser. Pour de nombreux motifs : justement parce que nous les européens nous trouvons particulièrement difficile de réfléchir sur la place et le destin des minorités internes, de ceux qui sont différents de nous : la dernière fois que nous l’avons fait ce fut dans la première moitié du vingtième siècle, et l’autre c’étaient les juifs, avec les résultats que nous nous rappelons bien. La minorité islamique dans nos pays est bien plus nombreuse et bien plus combative que celle des juifs, surtout, elle semble avoir des projets que les communautés juives de la diaspora n’ont jamais eus. Même si on a faussement attribué aux juifs un complot financier, cela n’est rien comparé à l’influence de fait exercé par la présence des minorités islamiques en beaucoup de pays européens, fortes aussi des liens avec leur pays de provenance, ce qu’évidemment les juifs ne pouvaient avoir.
Ce n’est pas facile de s’adapter à l’autre, de le comprendre, de vivre ensemble ou de l’assimiler : il y faut certainement une culture qui s’en soucie, qui affronte les problèmes. Et nous – peut-être paralysés par ce qui est arrivé au vingtième siècle avec les juifs – nous ne réussissons pas à le faire, nous n’allons pas plus loin qu’un appel au multiculturalisme. En France, dans les jours qui ont immédiatement suivi l’attaque terroriste à Charlie Hebdo, se trouvaient programmés divers films sur le vivre ensemble entre arabes et français, tous très sereins, avec une fin heureuse assurée dans le scénario. L’unique film qui mettait le doigt dans la plaie – c’est-à-dire sur le fait que la culture musulmane n’accepte pas la conversion à une autre religion – c’est-à-dire l’Apôtre, a suscité des discussions et critiques à n’en pas finir, du côté français aussi.
Il est plus facile et plus plaisant d’imaginer que tout finira dans une embrassade, dans un repas pris ensemble, que d’affronter en vérité la question : et c’est justement cela qu’au contraire nous invite à faire Houellebecq, même si nous ne sommes pas d’accord avec lui.