Penser en franciscain II
(…) on a souvent dit, à la suite du Sacrum commercium[[Après leur banquet très sommaire avec Dame Pauvreté, « […] les frères bénirent le Seigneur, aux yeux duquel ils avaient trouvé une si grande grâce, et conduisirent Pauvreté en un lieu où se reposer, parce qu’elle était fatiguée. Et ainsi s’étendit-elle nue sur la terre nue. Elle demanda aussi un oreiller pour sa tête. Ils lui apportèrent immédiatement une pierre et la placèrent sous elle. Après avoir dormi d’un sommeil très paisible et sain, elle se leva promptement et demanda qu’on lui montrât le cloître. Ils la conduisirent sur une colline et lui montrèrent la totalité du monde qu’ils pouvaient embrasser du regard, en disant : “Voici notre cloître, ô dame”. », Commerce sacré de saint François avec Dame Pauvreté, chap. 30, 63, in J. DALARUN (dir.), François d’Assise. Écrits, Vies, témoignages, Paris, Le Cerf-Éditions franciscaines, 2010, II, p. 911.]], que le cloître des frères mineurs n’est autre que le cloître du monde. De là à penser que l’itinéraire du frère mineur consiste en une agréable promenade au gré des rencontres animales ou humaines, il n’y a qu’un pas. D’abord, l’itinérance n’a pas pour but de délasser ou de distraire une personne dont la vie serait ailleurs : au contraire, c’est l’itinérance elle-même qui confère sa consistance à toute la vie du frère mineur (qu’il soit par ailleurs ermite ou missionnaire, qu’il vive ou non dans un couvent). En outre, le frère mineur ne va pas au gré de ses envies, il est poussé par l’Esprit et se fie à la providence, comme en témoigne le très beau texte sur la joie parfaite[[La Vraie Joie, dans Ibid., I, p. 393.]] : son itinéraire ne lui appartient pas, il ne sait pas ce qu’il va trouver ; frappant à la porte d’un couvent pendant une nuit glaciale, il devra peut-être rester dehors ! Pour autant, il ne s’agit pas non plus d’une errance : vivre en franciscain, c’est être inscrit dans une histoire qui va de l’Alpha à l’Oméga ; la dimension eschatologique, en particulier, a souvent été commentée. Cette existence prise dans l’histoire du monde épouse le mouvement du monde, mais en tant qu’il vient de Dieu et va vers Dieu : il ne s’agit pas d’approuver béatement tout ce qui se passe dans le monde, mais de retrouver le sens de son histoire mystique, de son histoire sainte, ce qui implique tout d’abord de se souvenir que tout vient de Dieu et que tout lui « rend » gloire.
Laure Solignac
Extrait de l’entretien (5 septembre 2014) entre Emmanuel Falque, Paris, Institut catholique, et Laure Solignac, Paris, Institut catholique, pour Études Franciscaines, 2014-2 . Voir cet autre extrait : Penser en franciscain I
Durant cet entretien les deux philosophes se sont efforcés de cerner ce que signifie penser en franciscain, ce qui revient à déterminer non pas quelles sont les thèses positivement défendues par les frères mineurs, mais plutôt, en amont, les dispositions et les accents intérieurs de la pensée greffée sur la vie franciscaine.